Toodè N° 27
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15 novembre 2002
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Les Vessenots en Auvers vs/ point
zéro à Manhattan*.
Dimanche 10 novembre après-midi
Il
pleut sur Madrid. La scène se passe au Museo Thyssen Bornemisza. Quelques visiteurs, pour la plupart âgés, déambulent tranquillement d’une salle à
l’autre de cette célèbre galerie. L’ambiance est feutrée, silencieuse,
studieuse, et même convenue. On passe d’un tableau à l’autre, et l’on admire
les œuvres précieuses rassemblées ici…Que de belles choses ! Nous voici
devant un Van Gogh, les « Vessenots en
Auvers », 1890. Un charmant petit village, blotti au pied
d’une colline printanière: des verts, des jaunes, des bleus …Rien à voir avec
cette vidéo amateur qui un jour de septembre 2001, nous a montré un Airbus
percutant l’une des deux tours du World Trade Center. D’un côté LA culture
(entendons, la nôtre), et de l’autre la barbarie (la leur).
Ce petit tableau de Van Gogh, exposé parmi des
centaines d’autres œuvres majeures balise le chemin d’une culture occidentale
dominante depuis cette fameuse Renaissance : écoles flamande, italienne,
espagnole, allemande, classique, romantique, impressionniste, cubiste,
contemporaine, etc. Il joue un effet miroir, fortement narcissique : en contemplant
ce tableau, que je sais lire, je suis en train de contempler la culture qui est
la mienne, et sans m’en rendre compte je prends le temps de me contempler. Ses
lignes douces sont les miennes, les nôtres ; les couleurs limpides sont celles de mon
cœur, le nôtre ; sa beauté, son équilibre ressemblent à qui je suis, à qui
nous sommes.
Certes, les tableaux exposés dans la salle dite
contemporaine sont plus difficiles à déchiffrer : ils évoquent des
tensions, des vides, des illogismes, des répétitions, des conflits, des
angoisses, des folies peut-être …
Derrière ceux-ci se cachent certainement sinon
inconsciemment des drames historiques contemporains tels que la grande guerre,
la solution finale, le goulag ou la pollution qui ont influencé leurs auteurs
jusqu’à leur faire perdre la tête…
Mais beaucoup de visiteurs, fatigués, pressent le
pas. Ces tableaux ne les intéressent pas, ils sont ambiguës, peu esthétiques,
et surtout politiquement incorrects : tout cela, c’est de la sous-culture.
Cachez- moi cette barbarie que je ne saurais voir. En effet, il ne peut y avoir
de place pour les « fractures », même artistiques, au sein de notre
culture bienveillante et surtout profondément humaniste. …
Et pourtant …
Derrière la quiétude apparente des Vessenots se cachent tellement de fractures, de
misère, d’inégalité, d’injustice, d’exploitation, de soumission produites par
cette bonne vielle culture occidentale bien pensante : croisades,
colonisation des continents et des territoires, soumission des peuples
aborigènes, traite des noirs, apartheid, exploitation économique du
Tiers-monde, rejet des réfugiés et des demandeurs d’asile. Lorsque celles-ci
ressortent et s’expriment par des actes terroristes violents, ce sont les
lignes hallucinantes d’une nouvelle culture qui émergent, comme le furent
celles de la trajectoire parfaite d’un avion qui, dans un beau ciel matinal de
fin d’été, vient percuter un gratte-ciel
sous les yeux médusés de l’humanité entière : image à la fois féerique et
obscène qui « marque » la révolte des pauvres. Que l’islam serve de
parure à l’émanation de cette culture anti-occidentale ne change rien. Les faits sont là :
les ¾ de l’humanité se partagent le ¼ de ressources que l’Occident ne consomme
pas. 5 ou 6 milliards de « pauvres » parfois sans futur d’un côté, à
peine 1 milliard de riches de l’autre…
Au même moment, des centaines de milliers de
manifestants anti-mondialisation défilaient
pacifiquement dans les rues de Florence pour dénoncer de telles injustices. A
deux pas du Palazzio Pitti, et du fameux Dôme,
splendeurs de la culture européenne, Patrimoine Commun à l’Humanité. Le
visiteur de la Galerie des Offices, en train d’admirer les œuvres rassemblées
dans le cadre de l’exposition « Le mythe de l’Europe », aura
peut-être entendu de tels cris qui se mêlent à ceux des jets kamikazes. ..
Qu’en aura-t-il fait ?
Il est 18h. Le Musée Thyssen va fermer. Il est temps
de retourner se reposer un peu à l’hôtel avant d’enchaîner avec une agréable
soirée dans un petit restaurant typique, du côté de Sol.
Vs/ = versus (contre)
Philippe Richard