CHAPITRE X
QU'IL FAUT TRAITTER
DES AFFAIRES AVEC SOIN ET SANS EMPRESSEMENT NI SOUCI
Le soin et la diligence que nous devons avoir en nos affaires sont choses bien differentes de la sollicitude, souci et empressement. Les Anges ont soin pour nostre salut et le procurent avec diligence, mais ilz n'en ont point pour cela de sollicitude, souci, ni d'empressement ; car le soin et la diligence appartiennent a leur charité, mais aussi la sollicitude, le souci et l'empressement seroyent totalement contraires a leur felicité, puisque le soin et la diligence peuvent estre accompagnés de la tranquillité et paix d'esprit, mais non pas la sollicitude ni le souci, et beaucoup moins l'empressement. Soyes donq soigneuse et diligente en tous les affaires que vous aurés en charge, ma Philothee, car Dieu vous les ayant confiés veut que vous en ayes un grand soin ; mais s'il est possible n'en soyes pas en sollicitude et souci, c'est a dire, ne les entreprenes pas avec inquietude, anxieté et ardeur. Ne vous empresses point a la besoigne car toute sorte d'empressement trouble la rayson et le jugement, et nous empesche mesme de bien faire la chose a laquelle nous nous empressons.
Quand Nostre Seigneur reprend sainte Marthe il dit(76): Marthe, Marthe, tu es en souci et tu te
pour beaucoup de choses. Voyes-vous, si elle eust esté simplement soigneuse elle ne se fust point troublee ; mais parce qu'elle estoit en souci et inquietude, elle s'empresse et se trouble, et c'est en quoy Nostre Seigneur la reprend. Les fleuves qui vont doucement coulant en la plaine portent les grans bateaux et riches marchandises, et les pluyes qui tombent doucement en la campagne la fecondent d'herbes et de graines ; mais les torrens et rivieres qui a grans flotz courent sur la terre, ruinent leurs voysinages et sont inutiles au traffic, comme les pluyes vehementes et tempestueuses ravagent les champs et les prairies. Jamais besoigne faitte avec impetuosité et empressement ne fut bien faitte : il faut depescher tout bellement, comme dit l'ancien proverbe. Celuy qui se haste, dit Salomon (77), court fortune de chopper et heurter des pieds. Nous faisons tous-jours asses tost quand nous faisons bien. Les bourdons font bien plus de bruit et sont bien plus empressés que les abeilles, mais ilz ne font sinon la cire et non point de miel : ainsy ceux qui s'empressent d'un souci cuisant et d'une sollicitude bruyante, ne font jamais ni beaucoup ni bien. Les mouches ne nous inquietent pas par leur effort, mais par la multitude
:ainsy les grans affaires ne nous troublent pas tant comme les menus, quand ilz sont en grand nombre. Recevés donq les affaires qui vous arriveront en paix, et taschés de les faire par ordre, l'un apres l'autre ; car si vous les voules faire tout a coup ou en desordre, vous feres des effortz qui vous fouleront et allanguiront vostre esprit; et pour l'ordinaire vous demeurerés accablee sous la presse, et sans effect.
Et en tous vos affaires
appuyes-vous totalement sur la providence de Dieu, par laquelle seule tous
vos desseins doivent reussir; travailles neanmoins de vostre costé
tout doucement pour cooperer avec icelle, et puis croyes que si vous vous
estes bien confiee en Dieu, le succes qui vous arrivera sera tous-jours
le plus prouffitable pour vous, soit qu'il vous semble bon ou mauvais selon
vostre jugement particulier. Faites comme les petitz enfans qui de l'une
des mains se tiennent a leur pere, et de l'autre cueillent des fraises
ou des meures le long des haies ; car de mesme, amassant et maniant les
biens de ce monde de l'une de vos mains, tenes tous-jours de l'autre la
main du Pere celeste, vous retournant de tems en tems a luy, pour voir
s'il a aggreable vostre mesnage ou vos occupations. Et gardes bien sur
toutes choses de quitter sa main et sa protection, pensant d'amasser ou
recueillir davantage ; car s'il vous abandonne, vous ne feres point de
pas sans donner du nés en terre. Je veux dire, ma Philothee, que
quand vous seres parmi les affaires et occupations communes, qui ne requierent
pas une attention si forte et si pressante, vous regardies plus Dieu que
les affaires; et quand les affaires sont de si grande importance qu'ilz
requierent toute vostre attention pour estre bien faitz, de tems en tems
vous regarderés a Dieu, comme font ceux qui navigent en mer lesquelz,
pour aller a la terre qu'ilz desirent, regardent plus en haut au ciel que
non pas en bas ou ilz voguent. Ainsy Dieu travaillera avec vous, en vous
et pour vous, et vostre travail sera suivi de consolation.
CHAPITRE XI
DE L'OBEISSANCE
La seule charité
nous met en la perfection ; mais l'obeissance, la chasteté et la
pauvreté sont les trois grans moyens pour l'acquerir. L'obeissance
consacre nostre coeur, la chasteté nostre cors et la pauvreté
nos moyens a l'amour et service de Dieu : ce sont les trois branches de
la croix spirituelle, toutes trois neanmoins fondees sur la quatriesme
qui est l'humilité. Je ne diray rien de ces trois vertus entant
qu'elles sont voüees solemnellement, parce que cela ne regarde que
les religieux ; ni mesme entant qu'elles sont voüees simplement, d'autant
qu'encor que le voeu donne tousjours beaucoup de graces et de merite a
toutes les vertus, si est ce que pour nous rendre parfaitz il n'est pas
necessaire qu'elles soyent voüees, pourveu qu elles soyent observees.
Car bien qu'estans voüees, et sur tout solemnellement, elles mettent
l'homme en l'estat de perfection, si est ce que pour le mettre en la perfection
il suffit qu'elles soyent observees, y ayant bien de la difference entre
l'estat de perfection et la perfection, puysque tous les evesques et religieux
sont en l'estat de perfection, et tous neanmoins ne sont pas en la perfection,
comme il ne se voit que trop. Taschons donques, Pliilothee, de bien prattiquer
ces trois vertus, un chacun selon sa vocation ; car encor qu'elles ne nous
mettent pas en l'estat de perfection, elles nous donneront neanmoins la
perfection mesme;
aussi nous sommes tous obligés a la prattique de ces trois vertus,
quoy que non pas tous a les prattiquer de mesme façon.
Il y a deux sortes
d'obeissance : l'une necessaire, et l'autre volontaire. Par la necessaire,
vous deves humblement obeir a vos superieurs ecclesiastiques, comme au
Pape et a l'Evesque, au curé et a ceux qui sont commis de leur part
; vous deves obeir a vos superieurs politiques, c'est a dire a vostre Prince
et aux magistratz qu'il a establis sur vostre païs ; vous deves en
fin obeir a vos superieurs domestiques, c'est a dire a vostre pere, mere,
maistre, maistresse. Or cette obeissance s'appelle necessaire, parce que
nul ne se peut exempter du devoir d'obeir a ces superieurs la, Dieu les
ayant mis en authorité de commander et gouverner, chacun en ce qu'ilz
ont en charge sur nous. Faites donq leurs commandemens, et cela est de
necessité ; mays pour estre parfaitte suivés encor leurs
conseilz et mesme leurs desirs et inclinations, entant que la charité
et prudence vous le permettra. Obeisses quand ilz vous ordonneront chose
aggreable, comme de manger, prendre de la recreation, car encor qu'il semble
que ce n'est pas grande vertu d'obeir en ce cas, ce seroit neanmoins un
grand vice de desobeir ; obeisses es choses indifferentes, comme a porter
tel ou tel habit, aller par un chemin ou par un autre, chanter ou se taire,
et ce sera une obeissance desja fort recommandable ; obeisses en choses
malaysees, aspres et dures, et ce sera une obeissance parfaitte. Obeisses
en fin doucement, sans replique ; promptement, sans retardation ; gayement,
sans chagrin; et sur tout obeisses amoureusement pour l'amour de Celuy
qui pour l'amour de nous s'est fait oteissant jusques a la mort de la croix
(78), et lequel, comme dit saint Bernard(79), ayma mieux perdre la vie
que l'obeissance.
Pour apprendre aysement a obeir a vos superieurs, condescendés aysement a la volonté de vos semblables, cedant a leurs opinions en ce qui n'est pas mauvais, sans estre contentieuse ni revesche ; accommodes-vous volontier aux desirs de vos inferieurs autant que la rayson le permettra, sans exercer aucune authorité imperieuse sur eux tandis qu'ilz sont bons. C'est un abus de croire que si on estoit religieux ou religieuse on obeiroit aysement, si l'on se treuve difficile et revesche a rendre obeissance a ceux que Dieu a mis sur nous.
Nous appellons obeissance
volontaire celle a laquelle nous nous obligeons par nostre propre election,
et laquelle ne nous est point imposee par autruy. On ne choisit pas pour
l'ordinaire son prince et son evesque, son pere et sa mere, ni mesme souventefois
son mari, mais on choisit bien son confesseur, son directeur. Or, soit
qu'en le choisissant on face voeu d'obeir (comme il est dit que la Mere
Therese, outre l'obeissance solemnellement voüee au superieur de son
Ordre, s'obligea par un voeu simple d'obeir au Pere Gracian), ou que sans
voeu on se dedie a l'obeissance de quelqu'un, tous-jours cette obeissance
s'appelle volontaire, a rayson de son fondement qui depend de nostre volonté
et election.
Il faut obeir a tous
les superieurs, a chacun neanmoins en ce dequoy il a charge sur nous :
comme, en ce qui regarde la police et les choses publiques, il faut obeir
aux princes ; aux prelatz, en ce qui regarde la police ecclesiastique ;
es choses domestiques, au pere, au maistre, au mari ; quant a la conduite
particuhere de l'ame, au directeur et confesseur particulier.
Faites vous ordonner les actions de pieté que vous devés observer par vostre pere spirituel, parce qu'elles en seront meilleures et auront double grace et bonté
: l'une, d'elles mesmes, puisqu'elles sont pieuses, et l'autre, de l'obeissance qui les aura ordonnees et en vertu de laquelle elles seront faittes. Bienheureux sont les obeissans, car Dieu ne permettra jamais qu'ilz s'esgarent.
CHAPITRE XII
DE LA NECESSITÉ
DE LA CHASTETÉ
La chasteté
est le lys des vertus, elle rend les hommes presque egaux aux Anges ; rien
n'est beau que par la pureté, et la pureté des hommes c'est
la chasteté. On appelle la chasteté honnesteté, et
la profession d'icelle honneur ; elle est nommee integrité, et son
contraire corruption : bref, elle a sa gloire toute a part, d'estre la
belle et blanche vertu de l'ame et du cors.
Il n'est jamais permis
de tirer aucun impudique playsir de nos cors en quelque façon que
ce soit, sinon en un legitime mariage, duquel la sainteté puisse
par une juste compensation reparer le deschet que l'on reçoit en
la delectation. Et encor au mariage faut-il observer l'honnesteté
de l'intention, affin que s'il y a quelque messeance en la volupté
qu'on exerce, il n'y ait rien que d'honneste en la volonté qui l'exerce.
Le coeur chaste est comme la mere perle qui ne peut recevoir aucune goutte
d'eau qui ne vienne du ciel (80), car il ne peut recevoir aucun playsir
que celuy du mariage, qui est ordonné du ciel ; hors de la, il ne
luy est pas permis seulement d'y penser, d'une pensee voluptueuse, volontaire
et entretenue.
Pour le premier degré de cette vertu, gardés-vous, Philothee, d'admettre aucune sorte de volupté qui soit prohibee et defendue, comme sont toutes celles qui se prennent hors le mariage, ou mesme au mariage quand elles se prennent contre la regle du mariage. Pour le second, retranches-vous tant qu'il vous sera possible des delectations inutiles et superflues, quoy que loysibles et permises. Pour le troisiesme, n'attaches point vostre affection aux playsirs et voluptés qui sont commandees et ordonnees ; car bien qu'il faille prattiquer les delectations necessaires, c'est a dire celles qui regardent la fin et institution du saint mariage, si ne faut-il pas pourtant y jamais attacher le coeur et l'esprit.
Au reste (81), chacun a grandement besoin de cette vertu. Ceux qui sont en viduité doivent avoir une chasteté courageuse qui ne mesprise pas seulement les objetz presens et futurs, mais qui resiste aux imaginations que les playsirs loysiblement reçeuz au mariage peuvent produire en leurs espritz, qui pour cela sont plus tendres aux amorces deshonnestes. Pour ce sujet, saint Augustin (82) admire la pureté de son cber Alipius qui avoit totalement oublié et mesprisé les voluptés charnelles, lesquelles il avoit neanmoins quelquefois experimentees en sa jeunesse. Et de vray, tandis que les fruitz sont bien entiers ilz peuvent estre conservés, les uns sur la paille, les autres dedans le sable, et les autres en leur propre feuillage ; mais estans une fois entamés, il est presque impossible de les garder que par le miel et le sucre, en confiture : ainsy la chasteté qui n'est point encor blessee ni violee peut estre gardee en plusieurs sortes, mais estant une fois entamee, rien ne la peut conserver qu'une excellente devotion, laquelle, comme j'ay souvent dit, est le vray miel et sucre des espritz.
Les vierges ont besoin d'une chasteté extremement simple et douillette, pour bannir de leur coeur toutes sortes de curieuses pensees et mespriser d'un mespris absolu toutes sortes de playsirs immondes, qui, a la verité, ne meritent pas d'estre desirés par les hommes, puisque les asnes et pourceaux en sont plus capables qu'eux. Que donques ces ames pures se gardent bien de jamais revoquer en doute que la chasteté ne soit incomparablement meilleure que tout ce qui luy est
incompatible, car, comme dit le grand saint Hierosme (83), l'ennemi presse violemment les vierges au desir de l'essay des voluptés, les leur representant infiniment plus plaisantes et delicieuses qu'elles ne sont, ce qui souvent les trouble bien fort, " tandis, " dit ce saint Pere, " qu'elles estiment plus doux ce qu'elles ignorent." Car, comme le petit papillon voyant la flamme va curieusement voletant autour d'icelle pour essayer si elle est aussi douce que belle, et pressé de cette fantasie ne cesse point qu'il ne se perde au premier essay, ainsy les jeunes gens bien souvent se laissent tellement saisir de la fause et sotte estime qu'ilz ont du playsir des flammes voluptueuses, qu'apres plusieurs curieuses pensees ilz s'y vont en fin finale ruiner et perdre ; plus sotz en cela que les papillons, d'autant que ceux-ci ont quelque occasion de cuider que le feu soit delicieux puisqu'il est si beau, ou ceux-la sçachans que ce qu'ilz recherchent est extremement deshonneste ne laissent pas pour cela d'en surestimer la folle et brutale delectation.
Mais quant a ceux qui sont mariés, c'est chose veritable, et que neanmoins le vulgaire ne peut penser, que la chasteté leur est fort necessaire, parce qu'en eux elle ne consiste pas a s'abstenir absolument des playsirs charnelz, mais a se contenir entre les playsirs. Or, comme ce commandement Courrouces-vous et ne
peches point (84) est a mon advis plus difficile que cestui ci: Ne vous courrouces point, et qu'il est plus tost fait d'eviter la cholere que de la regler, aussi est-il plus aysé de se garder tout a fait de voluptés charnelles que de garder la moderation en icelles. Il est vray que la sainte licence du mariage a une force particuliere pour esteindre le feu de la concupiscence, mais l'infirmité de ceux qui en jouissent passe aysement de la permission a la dissolution, et de l'usage a l'abus. Et comme l'on void beaucoup de riches desrober, non point par indigence, mais par avarice, aussi voit-on beaucoup de gens mariés se desborder par la seule intemperance et lubricité, nonobstant le legitime objet auquel ilz se devroyent et pourroyent arrester, leur concupiscence estant comme un feu volage qui va brusletant ça et la sans s'attacher nulle part. C'est tous-jours chose dangereuse de prendre des medicamens viioens, parce que si l'on en prend plus qu'il ne faut, ou qu'ilz ne soyent pas bien preparés, on en reçoit beaucoup de nuisance: le mariage a esté beni et ordonné en partie pour remede a la concupiscence et c'est sans doute un tres bon remede, mais violent neanmoins, et par consequent tres dangereux s'il n'est discretement employé.
J'adjouste que la varieté des affaires humains, outre les longues maladies, separe souvent les maris d'avec leurs femmes, c'est pourquoy les mariés ont besoin de deux sortes de chasteté : l'une, pour l'abstinence absolue quand ilz sont separés, es occasions que je viens de dire ; l'autre, pour la moderation quand ilz sont ensemble en leur train ordinaire. Certes, sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs ames grandement tourmentees pour avoir violé la sainteté du mariage:
ce qui estoit arrivé, disoit-elle (85), non pas pour la grandeur du peché, car les meurtres et les blasphemes sont plus enormes, mais " d'autant que ceux qui le commettent n'en font point de conscience " , et par consequent continuent longuement en iceluy.
Vous voyés donques que la chasteté est necessaire a toutes sortes de gens. Suives la paix avec tous, dit l'Apostre (86), et la sainteté, sans laquelle aucun ne verra Dieu. Or par la sainteté il entend la chasteté, comme saint Hierosme (87) et saint Chrysostome (88) ont remarqué. Non, Philothee, Nul ne verra Dieu sans la chasteté, nul n'habitera en son saint tabernacle (89) qui ne soit net de coeur (90); et, comme dit le Sauveur mesme, Les chiens et impudiques en seront bannis (91), et Bienheureux sont les netz de coeur, car ils verront Dieu (92).
CHAPITRE XIII
ADVIS POUR CONSERVER
LA CHASTETE
Soyés extremement
prompte a vous destourner de tous les acheminemens et de toutes les amorces
de la lubricité, car ce mal agit insensiblement, et par des petitz
commencemens fait progres a des grans accidens
: il est tous-jours
plus aysé a fuir qu'a guerir.
Les cors humains ressemblent a des verres, qui ne peuvent estre portés les uns avec les autres en se touchant sans courir fortune de se rompre, et aux fruitz, lesquelz, quoy qu'entiers et bien assaisonnés, reçoivent
de la tare s'entretouchans les uns les autres. L'eau mesme, pour fraische qu'elle soit dedans un vase, estant touchee de quelque animal terrestre ne peut longuement conserver sa fraischeur. Ne permettes jamais, Philothee, qu'aucun vous touche incivilement, ni par maniere de folastrerie ni par maniere de faveur ; car bien qu'a l'adventure la chasteté puisse estre conservee parmi ces actions, plustost legeres que malicieuses, si est ce que la fraischeur et fleur de la chasteté en reçoit tous-jours du detriment et de la perte mays de se laisser toucher deshonnestement, c'est la ruine entiere de la chasteté.
La chasteté
depend du coeur comme de son origine, mais elle regarde le cors comme sa
matiere ; c'est pourquoy elle se perd par tous les sens exterieurs du cors
et par les cogitations et desirs du coeur. C'est impudicité de regarder,
d'ouïr, de parler, d'odorer, de toucher des choses deshonnestes, quand
le coeur s'y amuse et y prend playsir. Saint Paul dit tout court (93) :
Que la fornication ne soit pas mesmement nommee entre vous. Les abeilles
non seulement ne veulent pas toucher les charognes, mais fuient et haïssent
extremement toutes sortes de puanteurs qui en proviennent. L'Espouse sacree,
au Cantique des Cantiques (94), a ses mains qui distillent la myrrhe, liqueur
preservative de la corruption ; ses levres sont bandees d'un ruban vermeil,
marque de la pudeur des paroles; ses yeux sont de colombe, a rayson de
leur netteté ; ses oreilles ont des pendans d'or, enseigne de pureté
; son nés est parmi les cedres du Liban, bois incorruptible. Telle
doit estre l'ame devote chaste, nette et honneste, de mains, de levres,
d'oreilles, d'yeux et de tout son cors.
A ce propos, je vous
represente le mot que l'ancien Pere Jean Cassian rapporte (95) comme sorti
de la bouche du grand saint Basile, qui, parlant de soy mesme, dit un jour
: " Je ne sçay que c'est que des femmes, et ne suis pourtant pas
vierge. " Certes, la chasteté se peut perdre en autant de façons
qu'il y a d'impudicités et lascivetés, lesquelles, selon
qu'elles sont grandes ou petites, les unes l'affoiblissent, les autres
la blessent et les autres la font tout a fait mourir. Il y a certaines
privautés et passions indiscretes, folastres et sensuelles, qui
a proprement parler ne violent pas la chasteté, et neanmoins elles
l'affoiblissent, la rendent languissante et ternissent sa belle blancheur.
Il y a d'autres privautés et passions, non seulement indiscretes
mais vicieuses, non seulement folastres mais deshonnestes, non seulement
sensuelles mais charnelles ; et par celles-ci la chasteté est pour
le moins fort blessee et interessee. Je dis : pour le moins, parce qu'elle
en meurt et perit du tout quand les sottises et lascivetés donnent
a la chair le dernier effect du playsir voluptueux, ains alhors la chasteté
perit plus indignement, meschamment et malheureusement, que quand elle
se perd par la fornication, voire par l'adultere et l'inceste ; car ces
dernieres especes de vilenies ne sont que des pechés, mais les autres,
comme dit Tertullien, au livre De la Pudicitê (96), sont des " monstres
" d'iniquité et de peché. Or Cassianus ne croit pas, ni moy
non plus, que saint Basile eust esgard a tel desreglement quand il s'accuse
de n'estre pas vierge, car je pense qu'il ne disoit cela que pour les mauvaises
et voluptueuses pensees, lesquelles, bien qu'elles n'eussent pas souillé
son cors, avoient neanmoins contaminé le coeur, de la chasteté
duquel les ames genereuses sont extremement jalouses.
Ne hantés nullement les personnes impudiques, principalement si elles sont encor impudentes, comme elles sont presque tous-jours ; car, comme les boucz touchans
de la langue les amandiers doux les font devenir amers (97), ainsy ces ames puantes et coeurs infectz ne parlent guere a personne, ni de mesme sexe ni de divers sexe, qu'elles ne le facent aucunement deschoir de la pudicité : elles ont le venin aux yeux et en l'haleyne comme les basilicz (98). Au contraire, hantés les gens chastes et vertueux, pensés et lises souvent aux choses sacrees, car la parole de Dieu est chaste (99) et rend ceux qui s'y plaisent chastes, qui fait que David (100) la compare au topase, pierre pretieuse, laquelle par
propriété amortit l'ardeur dela concupiscence. (101)
Tenes-vous tous-jours proche de Jesus Christ crucifié, et spirituellement par la meditation et reellement par la sainte Communion : car tout ainsy que ceux qui couchent sur l'herbe nommee agnus castus deviennent chastes et pudiques (102), de mesme reposant vostre coeur sur Nostre Seigneur, qui est le vray Aigneau chaste et immaculé, vous verrés que bien tost vostre ame et vostre coeur se treuveront purifiés de toutes souïlleures et lubricités.
CHAPITRE XIV
DE LA PAUVRETE D'
ESPRIT OBSERVEE ENTRE LES RICHESSES
Bienheureux sont les
pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est a eux (103); malheureux
donq sont les riches d'esprit, car la misere d'enfer est pour eux. Celuy
est riche d'esprit lequel a ses richesses dedans son esprit, ou son esprit
dedans les richesses ; celuy est pauvre d'esprit qui n'a nulles richesses
dans son esprit, ni son esprit dedans les richesses. Les alcions font leurs
nids comme une paume, et ne laissent en iceux qu'une petite ouverture du
costé d'en haut ; ilz les mettent sur le bord de la mer, et au demeurant
les font si fermes et impenetrables que les ondes les surprenans, jamais
l'eau n'y peut entrer ; ains tenans tous-jours le dessus, ilz demeurent
emmi la mer, sur la mer et maistres de la mer (104). Vostre coeur, chere
Philothee, doit estre comme cela, ouvert seulement au ciel, et impenetrable
aux richesses et choses caduques : si vous en aves, tenes vostre coeur
exempt de leurs affections ; qu'il tienne tous-jours le dessus, et qu'emmi
les richesses il soit sans richesses et maistre des richesses. Non, ne
mettes pas cet esprit celeste dedans les biens terrestres ; faites qu'il
leur soit tous-jours superieur, sur eux, non pas en eux.
Il y a difference entre
avoir du poison et estre empoisonné : les apothicaires ont presque
tous des poisons pour s'en servir en diverses occurences, mais ilz ne sont
pas pour cela empoisonnés, parce qu'ilz n'ont pas le poison dedans
le cors, mais dedans leurs boutiques ; ainsy pouves-vous avoir des richesses
sans estre empoisonnee par icelles : ce sera si vous les aves en vostre
mayson ou en vostre bourse, et non pas en vostre coeur. Estre riche en
effect et pauvre d'affection c'est le grand bonheur du Chrestien ; car
il a par ce moyen les commodités des richesses pour ce monde et
le merite de la pauvreté pour l'autre.
Helas, Philothee, jamais nul ne confessera d'estre avare ; chacun desavoüe cette bassesse et vileté de coeur. On s'excuse sur la charge des enfans qui presse, sur la sagesse qui requiert qu'on s'establisse en moyens : jamais on n'en a trop, il se treuve tous-jours certaines necessités d'en avoir davantage ; et mesme les plus avares, non seulement ne confessent pas de l'estre, mays ilz ne
pensent pas en leur conscience de l'estre ; non, car l'avarice est une fievre prodigieuse, qui se rend d'autant plus insensible qu'elle est plus violente et ardente. Moyse vit le feu sacré qui brusloit un buisson et ne le consumoit nullement (105), mais au contraire, le feu prophane de l'avarice consume et devore l'avaricieux et ne le brusle aucunement ; au moins, emmi ses ardeurs et chaleurs plus excessives, il se vante de la plus douce fraischeur du monde, et tient que son alteration insatiable est une soif toute naturelle et suave.
Si vous desirés longuement, ardemment et avec inquietude les biens que vous n'aves pas,
vous aves beau dire que vous ne les voules pas avoir injustement, car pour cela vous ne laisseres pas d'estre vrayement avare. Celuy qui desire ardemment, longuement et avec inquietude de boire, quoy qu'il ne veuille pas boire que de l'eau, si tesmoigne-il d'avoir la fievre.
O Philothee, je ne sçai si c'est un desir juste de desirer d'avoir justement ce qu'un autre possede
justement ; car il semble que par ce desir nous nous voulons accommoder par l'incommodité d'autruy. Celuy qui possede un bien justement, n'a-il pas plus de rayson de le garder justement, que nous de le vouloir avoir justement ? et pourquoy donques estendons-nous nostre desir sur sa commodité pour l'en priver ? Tout au plus si ce desir est juste, certes, il n'est pas pourtant charitable; car nous ne voudrions nullement qu'aucun desirast, qnoy que justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fut le peché d'Achab qui voulut avoir justement la vigne de Naboth, qui la vouloit encor plus justement garder (106) : il la desira ardemment, longuement et avec inquietude, et partant
il offensa Dieu. Attendés, chere Philothee, de desirer le bien du prochain quand il commencera
a desirer de s'en desfaire
; car lhors son desir rendra le vostre non seulement juste, mais charitable:
ouy, car je veux bien que vous ayes soin d'accroistre vos moyens et facultés,
pourveu que ce soit non seulement justement, mais doucement et charitablement.
Si vous affectionnes
fort les biens que vous aves, si vous en estes fort embesoignee, mettant
vostre coeur en iceux, y attachant vos pensees et craignant d'une crainte
vive et empressee de les perdre, croyes-moy, vous aves encor quelque sorte
de fievre ; car les febricitans boivent l'eau qu'on leur donne avec un
certain empressement, avec une sorte d'attention et d'ayse que ceux qui
sont sains n'ont point accoustumé d'avoir : il n'est pas possible
de se plaire beaucoup en une chose, que l'on n'y mette beaucoup d'affection.
S'il vous arrive de perdre des biens, et vous sentes que vostre coeur s'en
desole et afflige beaucoup, croyes, Philothee, que vous y aves beaucoup
d'affection ; car rien ne tesmoigne tant d'affection a la chose perdue
que l'affliction de la perte.
Ne desirés donq point d'un desir entier et formé le bien que vous n'aves pas ; ne mettes point fort avant vostre coeur en celuy que vous aves ; ne vous desolés point des pertes qui vous arriveront , et vous aures quelque sujet de croire qu'estant riche en effect vous ne l'estes point d'affection , mays que vous estes pauvre d'esprit et par consequent bienheureuse, car le Royaume des cieux vous appartient (107)
CHAPITRE XV
COMME IL FAUT PRATTIQUER
LA PAUVRETÉ REELLE
DEMEURANT NEANMOINS
REELLEMENT RICHE
Le peintre Parrhasius
peignit le peuple Athenien par une invention fort ingenieuse, le representant
d'un naturel divers et variable : cholere, injuste, inconstant, courtois,
dement, misericordieux, hautain, glorieux, humble, bravache et fuyard,
et tout cela ensemble (108); mais moy, chere Philothee, je voudrois mettre
en vostre coeur la richesse et la pauvreté tout ensemble, un grand
soin et un grand mespris des choses temporelles.
Ayes beaucoup plus
de soin de rendre vos biens utiles et fructueux que les mondains n'en ont
pas. Dites moy, les jardiniers des grans princes ne sont-ilz pas plus curieux
et diligens a cultiver et embellir les jardins qu'ilz ont en charge, que
s'ilz leur appartenoyent en proprieté ? Mais pourquoy cela ? parce,
sans doute, qu'ilz considerent ces jardins la comme jardins des princes
et des rois, ausquelz ilz desirent de se rendre aggreables par ces services
la. Ma Philothee, les possessions que nous avons ne sont pas nostres :
Dieu les nous a donnees a cultiver et veut que nous les rendions fructueuses
et utiles, et partant nous luy faisons service aggreable d'en avoir soin.
Mays il faut donq que ce soit un soin plus grand et solide que celuy que
les mondains ont de leuns biens, car ilz ne s'embesoignent que pour l'amour
d'eux mesmes, et nous devons travailler pour l'amour de Dieu : or, comme
l'amour de soy mesme est un amour violent, turbulent, empresse, aussi le
soin qu'on a pour luy est plein de trouble, de chagrin, d'inquietude ;
et comme l'amour de Dieu est doux, paisible et tranquille, aussi le soin
qui en procede, quoy que ce soit pour les biens du monde, est amiable,
doux et gracieux. Ayons donq ce soin gracieux de la conservation, voyre
de l'accroissement de nos biens temporelz, lhors que quelque juste occasion
s'en presentera et entant que nostre condition le requiert, car Dieu veut
que nous facions ainsy pour son amour. Mais prenés garde que l'amour
propre ne vous trompe, car quelquefois il contrefait si bien l'amour de
Dieu qu'on diroit que c'est luy : or, pour empescher qu'il ne vous deçoive,
et que ce soin des biens temporeiz ne se convertisse en avarice, outre
ce que j'ay dit au chapitre precedent, il nous faut prattiquer bien souvent
la pauvreté reelle et effectuelle, emmi toutes les facultés
et richesses que Dieu nous a donnees.
Quittes donq tous-jours
quelque partie de vos moyens en les donnant aux pauvres de bon coeur; car
donner ce qu'on a c'est s'appauvrir d'autant, et plus vous donneres plus
vous vous appauvrirés. Il est vray que Dieu vous le rendra, non
seulement en l'autre monde, mais en cestui ci, car il n'y a rien qui face
tant prosperer temporellement que 1'aumosne ; mais en attendant que Dieu
vous le rende vous seres tous-jours appauvrie de cela. O le saint et riche
appauvrissement que celuy qui se fait par l'aumosne
Aymes les pauvres et la pauvreté, car par cet amour vous deviendres vrayement pauvre, puisque, comme dit l'Escriture (109), nous sommes faitz comme les choses que nous aymons. L'amour egale les amans : Qui est infirme avec lequel je ne sois infirme ? dit saint Paul (110).
Il pouvoit dire : Qui est pauvre avec lequel je ne sois pauvre ? parce que l'amour le faisoit estre tel que ceux qu'il aymoit. Si donques vous aymes les pauvres, vous seres vrayement participante de leur pauvreté, et pauvre comme eux. Or, si vous aymes les pauvres, mettes-vous souvent parmi eux : prenes playsir a les voir chez vous et a les visiter chez eux ; conversés volontier avec eux ; soyes bien ayse qu'ilz vous approchent aux eglises, aux rûes et ailleurs. Soyes pauvre de langue avec eux, leur parlant comme leur compaigne ; mais soyes riche des mains, leur departant de vos biens comme plus abondante.
Voules-vous faire encores davantage, ma Philothee ? ne vous contentes pas d'estre pauvre comme les pauvres, mais soyes plus pauvre que les pauvres. Et comment cela ? Le serviteur est moindre que son maistre (111)
: rendés-vous donq servante des pauvres ; alles les servir dans leurs lictz quand ilz sont malades, je dis de vos propres mains ; soyes leur cuisiniere, et a vos propres despens ; soyes leur lingere et blanchisseuse. O ma Philothee, ce service est plus triomphant qu'une royauté.
(112) Je ne puis asses admirer l'ardeur avec laquelle cet advis fut prattiqué par saint Louys, l'un des grans roys que le soleil ait veu, mais je dis grand roy en toute sorte de grandeur. Il servoit fort souvent a la table des pauvres qu'il nourrissoit, et en faisoit venir presque tous les jours trois a la sienne, et souvent il mangeoit les restes de leur potage avec un amour nompareil. Quand il visitoit les hospitaux des malades (ce qu'il faisoit fort souvent), il se mettoit ordinairement a servir ceux qui avoient les maux les plus horribles, comme ladres, chancreux et autres semblables, et leur faisoit tout son service a teste nue et les genoux a terre,
respectant en leur personne le Sauveur du monde, et les cherissant d'un amour aussi tendre qu'une douce mere eust sceu faire son enfant. Sainte Elizabeth, fille du Roy d'Hongrie, se mesloit ordinairement avec les pauvres, et pour se recreer s'habilloit quelquefois en pauvre femme parmi ses dames, leur disant : Si j'estois pauvre je m'habillerois ainsy. O mon Dieu, chere Philothee, que ce Prince et cette Princesse estoyent pauvres en leurs richesses, et qu'ilz estoyent riches en leur pauvreté.
Bienheureux sont ceux
qui sont ainsy pauvres, car a eux appartient le Royaume des cieux (113).
}'ay eu faim, vous m'aves repeu, j'ay eu froid, vous m'aves revestu : possedés
le Royaume qui vous a esté preparé des la constitution du
inonde (114), dira le Roy des pauvres et des rois en son grand jugement.
Il n'est celuy qui
en quelque occasion n'ait quelque manquement et defaut de commodités.
Il arrive quelquefois chez nous un hoste que nous voudrions et devrions
bien traitter, il n'y a pas moyen pour l'heure ; on a ses beaux habitz
en un lieu, on en auroit besoin en un autre ou il seroit requis de paroistre
; il arrive que tous les vins de la cave se poussent et tournent, il n'en
reste plus que les mauvais et verds ; on se treuve aux champs dans quelque
bicoque ou tout manque : on n'a lict, ni chambre, ni table, ni service.
En fin, il est facile d'avoir souvent besoin de quelque chose, pour riche
qu'on soit ; or cela, c'est estre pauvre en effect de ce qui nous manque.
Philothee, soyes bien ayse de ces rencontres, acceptes-les de bon coeur,
souffres-les gayement.
Quand il vous arrivera des inconveniens qui vous appauvriront, ou de beaucoup ou de peu, comme font les tempestes, les feux, les inondations, les sterilités, les larcins, les proces, o c'est alhors la vraye saison de prattiquer la pauvreté, recevant avec douceur ces diminutions
de facultés, et s'accommodant patiemment et constamment a cet appauvrissement. Esaü se presenta a son pere avec ses mains toutes couvertes de poil, et Jacob en fit de mesme (115); mais parce que le poil qui estoit es mains de Jacob ne tenoit pas a sa peau, ains a ses gans, on luy pouvoit oster son poil sans l'offencer ni escorcher : au contraire, parce que le poil des mains d'Esaü tenoit a sa peau, qu'il avoit toute velue de son naturel, qui luy eust voulu arracher son poil luy eust bien donné de la douleur : il eust bien crié, il se fust bien eschauffé a la defense. Quand nos moyens nous tiennent au coeur, si la tempeste, si le larron, si le chicaneur nous en arrache quelque partie, quelles plaintes, quelz troubles, quelles impatiences en avons-nous ! mais quand nos biens ne tiennent qu'au soin que Dieu veut que nous en ayons et non pas a nostre coeur, si on nous les arrache, nous n'en perdrons pourtant pas le sens ni la tranquillité. C'est la difference des bestes et des hommes quant a leurs robbes car les robbes des bestes tiennent a leur chair, et celles des hommes y sont seulement appliquees, en sorte qu'ilz puissent les mettre et oster quand ilz veulent.
CHAPITRE XVI
POUR PRATTIQUER LA
RICHESSE D'ESPRIT
EMMI LA PAUVRETÉ
REELLE
Mais si vous estes
reellement pauvre, treschere Philothee, o Dieu, soyes-le encores d'esprit
; faites de necessité vertu, et employes cette pierre pretieuse
de
la pauvreté
pour ce qu'elle vaut : son esclat n'est pas descouvert en ce monde, mais
si est ce pourtant qu'il est extremement beau et riche. Ayes patience,
vous estes en bonne compaignie : Nostre Seigneur, Nostre Dame, les Apostres,
tant de Saintz et de Saintes ont esté pauvres, et pouvans estre
riches ilz ont mesprisé de l'estre. Combien y a-il de grans mondains
qui, avec beaucoup de contradictions, sont allés rechercher avec
un soin nompareil la sainte pauvreté dedans les cloistres et les
hospitaux ? Ilz ont pris beaucoup de peyne pour la treuver, tesmoin saint
Alexis, sainte Paule, saint Paulin, sainte Angele et tant d'autres; et
voyla, Philothee, que, plus gracieuse en vostre endroit, elle se vient
presenter chez vous ; vous l'aves rencontree sans la chercher et sans peyne
embrasses-la donq comme la chere amie de Jesus Christ, qui naquit, vesquit
et mourut avec la pauvreté, qui fut sa nourrice toute sa vie.
Vostre pauvreté,
Philothee, a deux grans privileges par le moyen desquelz elle vous peut
beaucoup faire meriter. Le premier est qu'elle ne vous est point arrivee
par vostre choix, mais par la seule volonté de Dieu, qui vous a
faitte pauvre sans qu'il y ait eu aucune concurrence de vostre volonté
propre. Or, ce que nous recevons purement de la volonté de Dieu
luy est tous-jours tres aggreable, pourveu que nous le recevions de bon
coeur et pour l'amour de sa sainte volonté : ou il y a moins du
nostre il y a plus de Dieu. La simple et pure acceptation de la volonté
de Dieu rend une souffrance extremement pure.
Le second privilege de cette pauvreté, c'est qu'elle est une pauvreté vrayement pauvre. Une pauvreté loüee, caressee, estimee, secourue et assistee, elle tient de la richesse, elle n'est pour le moins pas du tout pauvre mais une pauvreté mesprisee, rejettee, reprochee et abandonnee, elle est vrayement pauvre. Or, telle est pour l'ordinaire la pauvreté des seculiers, car parce qu'ilz ne sont pas pauvres par leur election, mais par necessité, on n'en tient pas grand conte; et en ce qu'on n'en tient pas grand conte, leur pauvreté est plus pauvre que celle
des religieux, bien que celle cy d'ailleurs ait une excellence fort grande et trop plus recommandable, a rayson du voeu et de l'intention pour laquelle elle a esté choisie.
Ne vous plaignes donq
pas, ma chere Philothee, de vostre pauvreté ; car on ne se plaint
que de ce qui desplait, et si la pauvreté vous desplait vous n'estes
plus pauvre d'esprit, ains riche d'affection. Ne vous desolés point
de n'estre pas si bien secourue qu'il seroit requis ; car en cela consiste
l'excellence de la pauvreté. Vouloir estre pauvre et n'en recevoir
point d'incommodité, c'est une trop grande ambition; car c'est vouloir
l'honneur de la pauvreté et la commodité des richesses.
N'ayes point de honte d'estre pauvre ni de demander l'aumosne en charité ; receves celle qui vous sera donnee, avec humilité, et acceptes le refus avec douceur. Resouvenes-vous souvent du voyage que Nostre Dame fit en Egypte pour y porter son cher Enfant, et combien de mespris, de pauvreté, de misere il luy convint supporter. Si vous vives comme cela, vous seres tres riche en vostre pauvreté.
CHAPITRE XVII
DE L'AMITIÉ,
ET PREMIEREMENT DE LA MAUVAISE
ET FRIVOLE
L'amour tient le premier
rang entre les passions de l'ame : c' est le roy de tous les mouvemens
du coeur, il convertit tout le reste a soy et nous rend telz que ce qu'il
ayme (116). Prenes donq bien garde, ma Philothee, de
n'en point avoir de
mauvais, car tout aussi tost vous series toute mauvaise. Or l'amitié
est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent
estre sans communication, mays l'amitié estant totalement fondee
sur icelle, on ne peut presque l'avoir avec une personne sans participer
a ses qualités.
Tout amour n'est pas amitié; car, 1. on peut aymer sans estre aymé, et lhors il y a de l'amour, mais non pas de l'amitié, d'autant que l'amitié est un amour mutuel, et s'il n'est pas mutuel ce n'est pas amitié.
2. Et ne suffit pas qu'il soit mutuel, mais il faut que les parties qui s'entr'ayment sçachent leur reciproque affection, car si elles l'ignorent elles auront de l'amour, mais non pas de l'amitié. 3. Il faut avec cela qu'il y ayt entre elles quelque sorte de communication qui soit le fondement de l'amitié.
Selon la diversité
des communications l'amitié est aussi diverse, et les communications
sont differentes selon la difference des biens qu'on s'entrecommunique
: si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fause et vaine,
si ce sont des vrays biens, l'amitié est vraye ; et plus excellens
seront les biens, plus excellente sera l'amitié. Car, comme le miel
est plus excellent quand il se cueille es fleurons des fleurs plus exquises,
ainsy l'amour fondé sur une plus exquise communication est le plus
excellent ; et comme il y a du miel en Heraclee de Ponte, qui est veneneux
et fait devenir insensés ceux qui le mangent, parce qu'il est recueilli
sur l'aconit qui est abondant en cette region-la (117), ainsy l'amitié
fondee sur la communication des faux et vicieux biens est toute fause et
mauvaise.
La communication des voluptés charnelles est une mutuelle propension et amorce brutale, laquelle ne peut non plus porter le nom d'amitié entre les hommes que celles des asnes et chevaux pour semblables effectz ; et s'il n'y avoit nulle autre communication au mariage, il n'y auroit non plus nulle amitié ; mais, parce qu'outre celle-la il y a en iceluy la communication de la vie, de l'industrie, des biens, des affections et d'une indissoluble
fidelité, c'est pourquoy l'amitié du mariage est une vraye amitié et sainte.
L'amitié fondee sur la communication des playsirs sensuelz est toute grossiere, et indigne du nom d'amitié, comme aussi celle qui est fondee sur des vertus frivoles et vaines, parce que ces vertus dependent aussi des sens. J'appelle playsirs sensuelz ceux qui s'attachent immediatement et principalement aux sens exterieurs, comme le playsir de voir la beauté, d'ouïr une douce voix, de toucher et semblables. J'appelle vertus frivoles certaines habilités et qualités vaines que les foibles espritz appellent vertus et perfections. Oyes parler la pluspart des filles, des femmes et des jeunes gens, ilz ne se feindront nullement de dire : un tel gentilhomme est fort vertueux, il a beaucoup de perfections, car il danse bien, il joue bien a toutes sortes de jeux, il s'habille bien, il chante bien, il cajole bien, il a bonne mine ; et les charlatans tiennent pour les plus vertueux d'entre eux ceux qui sont les plus grans bouffons. Or, comme tout cela regarde les sens, aussi les amitiés qui en proviennent s'appellent sensuelles, vaines et frivoles, et meritent plustost le nom de folastrerie que d'amitié. Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens, qui se tiennent aux moustaches, aux cheveux, aux oeillades, aux habitz, a la morgue, a la babillerie : amitiés dignes de l'aage des amans qui n'ont encor aucune vertu qu'en bourre ni nul jugement qu'en bouton ; aussi telles amitiés ne sont que passageres et fondent comme la neige au soleil.
CHAPITRE XVIII
DES AMOURETTES
Quand ces amitiés folastres (118)
se prattiquent entre gens de divers sexe, et sans pretention du mariage, elles s'appellent amourettes, car n'estans que certains avortons, ou plustost fantosmes d'amitié, eles ne peuvent porter le nom ni d'amitié, ni d'amour, pour leur incomparable vanité et imperfection. Or, par icelles, les coeurs des hommes et des femmes demeurent pris et engagés et entrelacés les uns avec les autres en vaines et folles affections, fondees sur ces frivoles communications et chetifz aggreemens desquelz je viens de parler. Et bien que ces sottes amours vont ordinairement fondre et s'abismer en des charnalités et lascivetés fort vilaines, si est ce que ce n'est pas le premier dessein de ceux qui les exercent ; autrement ce ne seroyent plus amourettes, ains impudicités manifestes. Ilz se passeront mesme quelquefois plusieurs annees sans qu'il arrive, entre ceux qui sont atteins de cette folie, aucune chose qui soit directement contraire a la chasteté du cors, iceux s'arrestans seulement a detremper leurs coeurs en
souhaitz, desirs, souspirs, muguetteries et autres telles niaiseries et vanités, et ce pour diverses pretentions.
Les uns n'ont d'autre
dessein que d'assouvir leurs coeurs a donner et recevoir de l'amour, suivans
en cela leur inclination amoureuse, et ceux ci ne regardent a rien pour
le choix de leurs amours sinon a leur goust et instinct, si qu'a la rencontre
d'un sujet aggreable, sans examiner l'interieur ni les deportemens d'iceluy,
ilz commenceront cette communication d'amourettes et se fourreront dedans
les miserables filetz desquelz par apres ilz auront peyne de sortir. Les
autres se laissent aller a cela par vanité, leur estant advis que
ce ne soit pas peu de gloire de prendre et lier les coeurs par amour ;
et ceux ci, faysant leur election pour la gloire, dressent leurs pieges
et tendent leurs toyles en des lieux specieux, relevés, rares et
illustres. Les autres sont portés et par leur inclination amoureuse
et par la vanité tout ensemble, car encores qu'ilz ayent le coeur
contourné a l'amour, si ne veulent-ilz pourtant pas en prendre qu'avec
quelque advantage de gloire.
Ces amitiés sont toutes mauvaises, folles et vaines : mauvaises, d'autant qu'elles aboutissent
et se terminent en fin au peché de la chair, et qu'elles desrobent l'amour et par consequent le coeur a Dieu, a la femme et au mari, a qui il estoit deu ; folles, parce qu'elles n'ont ni fondement ni rayson; vaines, parce qu'elles ne rendent aucun prouffit, ni honneur, ni contentement. Au contraire elles perdent le tems, embarrassent l'honneur, sans donner aucun playsir que celuy d'un empressement de pretendre et esperer, sans sçavoir ce qu'on veut ni qu'on pretend. Car il est tous-jours advis a ces chetifz et foibles espritz qu'il y a je ne sçai quoy a desirer es tesmoignages qu'on leur rend de l'amour reciproque, et ne sçauroyent dire que c'est ; dont leur desir ne peut finir, mays va tous-jours pressant leur coeur de perpetuelles defiances, jalousies et inquietudes.
Saint Gregoire Nazianzene, escrivant contre les femmes vaynes, dit merveilles sur ce sujet; en voyci une
petite piece (119)qu'il addresse voyrement aux femmes, mais bonne encores pour les hommes: "Ta naturelle beauté suffit pour ton mari ; que si elle est pour plusieurs hommes, comme un filet
tendu pour une troupe d'oyseaux, qu en arrivera-il ? celuy la te plaira qui se plaira en ta beauté, tu rendras oeillade pour oeillade, regard pour regard ; soudain suivront les sousris et petitz motz d'amour, laschés a la desrobee pour le commencement, mais bien tost on s'apprivoisera et passera-on a la cajolerie manifeste. Garde bien, o ma langue parleuse, de dire ce qui arrivera par apres ; si diray-je neanmoins encor cette venté : rien de tout ce que les jeunes gens et les femmes disent ou font ensemble en ces
folles complaisances n'est exempt de grans esguillons. Tous les fatras d'amourettes se tiennent l'un a l'autre et s'entresuivent tous, ne plus ne moins qu'un fer tiré par l'aymant en tire plusieurs autres consecutivement. "
O qu'il dit bien, ce grand Evesque : Que penses-vous faire ? Donner de l'amour, non pas ? Mais
personne n'en donne vdontairement qui n'en prenne necessairement; qui prend est pris en ce jeu. L'herbe aproxis reçoit et conçoitle feu aussi tost qu'elle le void (120) : nos coeurs en sont de mesme
soudain qu'ils voyent une ame enflammee d'amour pour eux, ils sont incontinent embrases pour
elle. J'en veux bien prendre, me dira quelqu'un, mais non pas fort avant. Helas, vous vous trompés, ce feu d'amour est plus actif et penetrant qu'il ne vous semble ; vous cuyderes n'en recevoir qu'une
estincelle, et vous seres tout estonné de voir qu'en un moment il aura saysi tout vostre coeur, reduit
en cendre toutes vos resolutions et en fumee vostre reputation. Le Sage s'escrie * : Qui aura compassion d'un enchanteur piqué par le serpent ? Et je m'escrie apres luy : o folz et insensés, cuydes-vous charmer l'amour pour le pouvoir manier a vostre gré ? Vous vous voules jouer avec luy, il vous piquera et mordra mauvaisement ; et sçaves-vous ce qu'on en dira ? chacun se moquera de vous et on rira dequoy vous aves voulu enchanter l'amour, et que sur une fause asseurance vous aves voulu mettre dedans vostre sein une dangereuse coleuvre, qui vous gasté et perdu d'ame et d'honneur.
O Dieu, quel aveuglement est celuy ci, de joüer ainsy a credit sur des gages si frivoles la principale piece de nostre ame ! Ouy, Philothee, car Dieu ne veut l'homme que pour l'ame, ni l'ame que pour la volonté, ni la volonté que pour l'amour. Helas, nous n'avons pas d'amour a beaucoup pres de ce que nous avons besoin ; je veux dire, il s'en faut infiniment que nous en ayons asses pour aymer Dieu, et cependant, miserables que nous sommes, nous le prodiguons et espanchons en choses sottes et vaynes et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah ! ce grand Dieu qui s'estoit reservé le seul amour de nos ames, en reconnoissance de leur creation, conservation et redemption, exigera un compte bien estroit de ces folles deduites que nous en faysons ; que s'il doit faire un examen si exacte des parolles oyseuses (121), qu'est ce qu'il fera des amitiés oyseuses, impertinentes, folles et pernicieuses ?
Le noyer nuit grandement aux vignes et aux champs esquelz il est planté, parce qu'estant si grand, il attire tout le suc de la terre, qui ne peut par apres suffire a nourrir le reste des plantes ; ses feuillages sont si touffus qu'ilz font un ombrage grand et espais, et en fin il attire les passans a soy, qui, pour abattre son fruit, gastent et foulent tout autour. Ces amourettes font les mesmes nuysances a l'ame, car elles l'occupent tellement et tirent si puissamment ses mouvemens qu'elle ne peut pas apres suffire a aucune bonne oeuvre ; les feuilles, c'est a dire les entretiens, amusemens et mu-guetteries sont si frequentes qu'elles dissipent tout le loysir ; et en fin elles attirent tant de tentations, distractions, soupçons et autres consequences, que tout le coeur en est foulé et gasté. Bref, ces amourettes bannissent non seulement 1'amour celeste, mais encor la crainte de Dieu, enervent l'esprit, affoiblissent la reputation : c'est, en un mot, le joüet des cours, mais la peste des coeurs.
CHAPITRE XIX
DES VRAYES AMITIÉS
Philothee, aymés
un chacun d'un grand amour charitable, mais n'ayes point d'amitié
qu'avec ceux qui peuvent communiquer avec vous de choses vertueuses ; et
plus les vertus que vous mettres en vostre commerce seront exquises, plus
vostre amitié sera parfaitte. Si vous communiques es sciences, vostre
amitié est certes fort loüable ; plus encor si vous communiques
aux vertus, en la prudence, discretion, force et justice. Mais si vostre
mutuelle et reciproque communication se fait de la charité, de la
devotion, de la perfection chrestienne, o Dieu, que vostre amitié
sera pretieuse! Elle sera excellente parce qu'elle vient de Dieu, excellente
parce qu'elle tend a Dieu , excellente parce que son lien c'est Dieu, excellente
parce qu'elle durera eternellement en Dieu. O qu'il fait bon aymer en terre
comme l'on ayme au Ciel, et apprendre a s'entrecherir en ce monde comme
nous ferons eternellement en l'autre !
Je ne parle pas ici de l'amour simple de charité, car
il doit être porté a tous les hommes ; mais je parle de l'amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois ou plusieurs ames se communiquent leur devotion, leurs affections spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles. Qu'a bon droit peuvent chanter telles heureuses ames : O que voyci combien il est bon et aggreable que les freres habitent ensemble (122)! Ouy, car le baume delicieux de la devotion distille de l'un des coeurs en l'autre par une continuelle participation, si qu'on peut dire que Dieu a respandu sur cette amitié sa benediction et la vie jusques aux siecles des siecles (123). Il m'est advis que toutes les autres amitiés ne sont que des
ombres au prix de celle
ci, et que leurs liens ne sont que des chaisnes de verre ou de jayet, en
comparayson de ce grand lien de la sainte devotion qui est tout d'or. Ne
faites point d'amitié d'autre sorte, je veux dire des amitiés
que vous faites ; car il ne faut pas ni quitter ni mespriser pour cela
les amitiés que la nature et les precedens devoirs vous obligent
de cultiver, des parens, des alliés, des bienfaiteurs, des voysins
et autres ; je parle de celles que vous choisissés vous mesme.
Plusieurs vous diront peut estre qu'il ne faut avoir aucune sorte de particuliere affection et amitié, d'autant que cela occupe le coeur, distrait l'esprit, engendre les
envies : mais ilz se trompent en leurs conseilz ; car ilz ont veu es escritz de plusieurs saintz et devotz autheurs que les amitiés particulieres et affections extraordinaires nuisent infiniment aux religieux ; ilz cuydent que c'en soit de mesme du reste du monde, mais il y a bien a dire. Car attendu qu'en un monastere bien reglé le dessein commun de tous tend a la vraÿe devotion, il n'est pas requis d'y faire ces particulieres communications, de peur que cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passe des particularités aux partialités ; mais quant a ceux qui sont entre les mondains et qui embrassent la vraye vertu, il leur est necessaire de s'allier les uns aux autres par une sainte et sacree amitié ; car par le moyen d'icelle ilz s' animent, ilz s'aydent, ilz s'entreportent au bien. Et comme ceux qui cheminent en la plaine n'ont pas besoin de se prester la main, mais ceux qui sont es chemins scabreux et glissans s'entretiennent l'un l'autre pour cheminer plus seurement, ainsy ceux qui sont es Religions n'ont pas besoin des amitiés particulieres, mais ceux qui sont au monde en ont necessité pour s'asseurer et secourir les uns les autres, parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Au monde, tous ne conspirent pas a mesme fin, tous n'ont pas le mesme esprit; il faut donq sans doute se tirer a part et faire des amitiés selon nostre pretention ; et cette particularité fait voirement une partialité, mais une partialité sainte, qui ne fait aucune division sinon celle du bien et du mal, des brebis et des chevres, des abeilles et des freslons, separation necessaire.
Certes, on ne sçauroit nier que Nostre Seigneur n'aymast d'une plus douce et plus speciale a
amitié saint Jean, le Lazare, Marthe, Magdeleine, car l'Escriture le tesmoigne (124). On sçait que saint
sçait que saint Pierre cherîssoit tendrement saint Marc et sainte Petronille, comme saint Paul
faisoit son Timothee et sainte Thecle. Saint Gregoire Nazianzene se vante cent fois de l'amitié nompareille qu'il eut avec le grand saint Basile, et la descrit en cette sorte (125) : " Il sembloit qu'en l'un et l'autre de nous, il n'y eust qu'une seule ame portant deux cors. Que s'il ne faut pas croire ceux qui disent que toutes choses sont en toutes choses, si nous faut-il pourtant adjouster foy que nous estions tous deux en l'un de nous, et l'un en l'autre ; une seule pretention avions-nous tous deux, de cultiver la vertu et accommoder les desseins de nostre vie aux esperances futures, sortans ainsy hors de la terre mortelle avant que d'y mourir. " Saint Augustin tesmoigne (126) que saint Ambroise aymoit uniquement sainte Monique, pour les rares vertus qu'il voyoit en elle, et qu'elle reciproquement le cherissoit comme un Ange de Dieu.
Mays j'ay tort de vous
amuser en chose si claire. Saint Hierosme, saint Augustin, saint Gregoire,
saint Bernard et tous les plus grans serviteurs de Dieu ont eu de tres
particulieres amitiés sans interest de leur perfection. Saint Paul
reprochant le detraquement des Gentilz, les accuse d'avoir esté
gens sans affection (127), c'est a dire qui n'avoient aucune amitié.
Et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, confesse que l'amitié
est une vertu (128) : or, il parle de l'amitié particuliere, puisque,
comme il dit (129), la parfaitte amitié ne peut s'estendre a beaucoup
de personnes. La perfection donques ne consiste pas a n'avoir point d'amitié,
mais a n'en avoir que de bonne, de sainte et sacree.